Cléricalisme et laïcité dans le canton de Fribourg (Suisse)Extrait du livre : Marcel Délèze
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À propos de la collusion entre l'Église catholique et l'ÉtatEn 1978, quand j'ai été engagé comme professeur dans un collège public du canton de Fribourg (« collège » est le nom régional du lycée), il était impératif d'avoir une confession agréée, même pour enseigner les mathématiques et la physique. Dans mon curriculum vitae, j'avais volontairement omis la rubrique religion. Le directeur d'établissement a déclaré « Vous avez oublié d’indiquer votre religion, mais, comme vous venez de l’École Normale du Valais, je peux écrire catholique ». En 1980, soupçonné d'entretenir des rapports avec une secte, un collègue professeur de français a été licencié. L'État s'occupait de la vie privée des enseignants afin de s'assurer de leur conformité idéologique. Un trait caractéristique de l'intolérance consiste à diaboliser celui qui ne partage pas les pseudo-vérités de la communauté. Dans ce contexte, j'ai dû cacher mon agnosticisme (l’athéisme est arrivé plus tard). C'est ainsi que j'ai été privé de liberté religieuse durant de nombreuses années. La situation n'ayant évolué que lentement, je n'ai jamais su à quel moment j'ai recouvré ma liberté de croyance. Dans le collège où j'ai enseigné, le cours de philosophie était assuré, à partir de 1977, par un prêtre zélateur de la Vérité : c'est là que le futur évêque a transmis le flambeau du thomisme à l'élève qui allait prendre sa succession à l'évêché. La philosophie instrumentalisée par la religion n'est pas la philosophie, mais de la propagande. Un de ses objectifs tendancieux est, comme mentionné dans le plan d’études, de « disposer son cœur pour que Dieu lui donne de croire ». Sous le couvert qu'il faut soigneusement mettre en place les fondements de la philosophie en faisant une large place à l'Antiquité grecque, l’enseignement de la philosophie s'attardait sur Aristote en insistant lourdement sur les traits de sa pensée qui ont été repris par Thomas d'Aquin pour former l'ossature du thomisme. Cet endoctrinement, présenté comme neutre et patronné par l'État, a été imposé à des classes entières jusqu'en 1994. Lorsque l'étiquette ne correspond pas au contenu, on peut parler de tromperie. Cette situation hypocrite a fait de moi un partisan de la laïcité.
La philosophie m'est tombée dessus, à l'âge où l'on ne se méfie pas, à l'âge où l'on craint surtout les oreillons. Elle m'est tombée dessus à doses forcées de thomisme, des heures et des heures d'un catéchisme hebdomadaire. Après avoir subi saint Thomas d'Aquin, j'ai acquis une conviction définitive : on ne peut pas être à la fois saint et philosophe, il faut choisir son camp, la réflexion ou la foi.
La plupart des autres professeurs de philosophie, quoique moins engagés dans le thomisme, manifestaient néanmoins un haut degré de prosélytisme religieux, ce qui montre que le problème ne se limite pas au thomisme, mais consiste dans le caractère chrétien que l’on veut porter haut à l’école publique. En Suisse, la majorité religieuse légale a été fixée à 16 ans. À partir de cet âge, l'élève peut décider lui-même s'il veut recevoir enseignement religieux, mais on ne lui demande pas son avis, ce qui est illégal. Pas de problème : il suffit de prétendre que l’enseignement est religieusement neutre et de laisser la charge de la preuve à celui qui affirme le contraire. J'ai essayé de dire que j'y voyais une dérive. Les professeurs concernés m'ont répondu que je n'étais pas habilité à parler de philosophie. J'y vois l'aveu que c'est une chasse gardée. Étant moins sectaire, je les autorise à parler de mathématiques. Une autre dérive se dévoilait dans l’organisation des journées thématiques, en particulier « Les journées Blaise Pascal ». C’était l’occasion de multiplier les interventions pour présenter le pari de Pascal dans un contexte de prosélytisme catholique brûlant. Peut-on charitablement espérer qu'aujourd'hui la philosophie soit enseignée d'une manière neutre, et que l'on ait renoncé à la mettre au service d'une religion ? Le cléricalisme s'est atténué, mais il demeure bien présent. Aujourd'hui encore, des dispositifs essentiels subsistent :
Il faut encore y adjoindre la mentalité, héritière d'une longue tradition, qui sous-tend tout l'enseignement. Une forme atténuée de cléricalisme consiste à promouvoir un humanisme fondé sur les valeurs chrétiennes. Pratiquement, les enseignants chrétiens sont autorisés à prêcher la Bonne Parole, tandis que les autres sont priés de se taire. Agacé par la pluralité des croyances, le clérical exige que l'État soit taillé à la mesure de sa foi. De même qu'il existe une raison d'État, peut-on invoquer une raison d'Église qui l'emporterait sur le respect des personnes ? Celui qui adhère à la foi enseignée s'en trouve comblé. Si ce qu'on nous demande correspond à notre désir, la démarche se fait dans la sérénité. Malheureusement, l'aspect le plus pesant que j'ai ressenti dans l'enseignement que j'ai reçu, c'est la prétention de régner sur la conscience d'autrui. Il faut alors faire un effort pour imaginer l'inconfort de celui qui doit, en conscience, refuser la foi proposée. Présenté comme une justification, l'humanisme chrétien est une expression trompeuse : le côté humain sert à faire diversion. Il s'agit en fait d'une vision théologique de l'homme dans laquelle Dieu est au centre, une sorte de théocratie ornée de démocratie, dans laquelle le clergé se pose en guide de l’État. Alors que l'humanisme chrétien est une cité bâtie autour d'une cathédrale et d'une faculté de théologie catholique patronnée par un état clérical, le tout cerné par le rempart de la culture gréco-latine, l'humanisme véritable place au centre l'agora, les droits humains, la démocratie et la culture laïque. Je me méfie des humanismes qui ont pour vision des lendemains qui chantent, que ce soit dans ce monde ou dans un autre. L'humanisme véritable refuse de se subordonner à quelque religion que ce soit, sinon il perd sa qualité d'humanisme. L'humanisme consiste renforcer la primauté de l'homme sur toutes les idéologies qui exigent la soumission à d'autres valeurs. Aujourd'hui, par manque d'engagement confessionnel des jeunes, le système clérical s'affaiblit, mais il demeure bien en place. Le règne sans partage du parti conservateur nous a légué de beaux restes. La sécularisation s’est faite de manière à conserver un maximum de privilèges confessionnels compatibles avec l'évolution de la société. Que ce fut pire autrefois ne suffit pas à justifier la situation actuelle. Je demande que l’État se comporte de la même manière envers tous, dans la neutralité religieuse. Le passé nous instruit sur la vraie nature de l'Église. Je ne suis pas d'accord avec ceux qui pensent que, étant donné que ça va mieux qu'avant, nous devons bravement supporter les outils du cléricalisme qui ont survécu. Si un système est injuste, il ne suffit pas de l'atténuer ; il faut l'abroger. La politique actuelle doit prendre des mesures structurelles afin que les erreurs du passé ne puissent plus se reproduire : il s'agit de passer à la laïcité et de séparer l'Église de l'État. Pour ce faire, il faudra modifier la constitution cantonale fribourgeoise. Il est admis que l'école ne soit pas politiquement engagée. Il devrait être de même en matière religieuse. Au lieu de s'attacher au formatage de l'esprit des élèves en favorisant la diffusion de mythes et de fables qui ne tiennent pas la route, le Direction de l'instruction publique ferait mieux de développer l'aptitude à prendre du recul et d'éduquer à la pensée critique. L'esprit critique est reconnu comme l'une des compétences clés du XXIe siècle par l'OCDE, en particulier pour faire face à la profusion d'informations disponibles dans le monde numérique. Quelques rudiments d'épistémologie mettraient en évidence la distinction entre idéologie et connaissance objective. Le développement de l'esprit critique commence à être introduit en tant que tel dans l'enseignement. Des cours sont donnés pour repérer les théories aberrantes, prévenir l'adhésion à des idéologies irrationnelles et se prémunir contre les dérives liées à de fausses informations : le conformisme, les stéréotypes, les croyances infondées telles que l'astrologie, le soucoupisme, le conspirationnisme, le climato-scepticisme, l'homéopathie, le catastrophisme, etc. Et, dans une société laïque, on peut aussi mentionner la vie après la mort : il s'agit d'une croyance, pas d'un fait établi. Divers moyens peuvent être mis en œuvre, tels que la vérification des sources, les éléments du raisonnement et la détection des arguments fallacieux, tous appliqués à des cas concrets comme la critique de certaines rumeurs qui circulent sur les réseaux sociaux. Mais, dans le canton de Fribourg, on préfère enseigner la philosophie filtrée par le catéchisme catholique. Une gestation de 61 ansDans ce collège, j’ai enseigné les mathématiques, la physique et l’informatique pendant 30 ans. Certains éléments de l’endoctrinement catholique subi par mes élèves sont remontés à mes oreilles, ce qui a réactivé mes souvenirs d’adolescent. Compte tenu que nous étions dans une école publique, j’y ai vu des entorses à la liberté de croyance et même un viol des consciences, ce qui m’a soulevé d’indignation. J’ai été le témoin du détournement de l’État au profit d’une Église. J'ai voulu m'évader de ce cadre idéologique en construisant une défense contre l'agression missionnaire de l'environnement social, en refusant de me soumettre à un carcan doctrinal, en exprimant l'impérieux besoin de protéger ma liberté de conscience, en m'indignant du comportement l'Église au cours de son histoire, en me révoltant contre l'endoctrinement religieux dispensé par les écoles publiques, etc. Il s'est agit de passer du stade de membre docile d'une communauté caractérisée par une vision archaïque du monde à celui d'une personne à la pensée autonome, le tout envisagé comme un sursaut vital. La première page manuscrite a été écrite en 1978. Au premier abord, mes « pensées » paraissaient disparates, mais, une fois réarrangées, il s'est dégagé une certaine cohérence. Cette étape m'a permis de bâtir un socle qu'on pourrait appeler "Voici mon opinion". Cette opinion ayant été mise sous une forme communicable, il devenait possible de l'exprimer socialement. Ensuite, en procédant par étapes, je me suis mis à afficher mon orientation spirituelle, d'abord dans ma famille, puis publiquement. Au fil des ans se sont ainsi accumulées de nombreuses feuilles. À partir de 2012, j’ai publié ces textes sur mon site internet www.deleze.name. Ce livre est un prolongement du site. Quand j'ai annoncé publiquement ma sortie de l'Église, plusieurs personnes m'ont dit que j'avais beaucoup de courage. Cela m'a étonné, car je n'ai jamais ressenti ce sentiment. La démarche n'est pas volontariste, mais répond à une nécessité intérieure. On m'a demandé « pourquoi j'avais fait ça ? ». Je soupçonne ces personnes de juger que j’avais commis une grave faute morale. Cependant, par charité, supposons qu'il s'agisse, non d'un reproche, mais d'une vraie question. La société ayant fait de moi un catholique, il me paraît naturel de m'interroger : est-ce que j'assume ou je décline l'héritage ? Il m'a paru nécessaire de me soustraire à la houlette des idéologues religieux. Je n'aime pas parler d'effort, car la retenue m'aurait plus coûté. Je ne comprends pas pourquoi tant de gens s'interdisent tout travail critique, s'autocensurent, et marchent la tête basse dans le silence de la soumission. Cette attitude est irresponsable, car elle laisse le champ libre aux activistes religieux. Je désire simplement exercer mon métier d'homme, et on ne peut pas devenir un être humain véritablement accompli sans conquérir son autonomie et sa liberté de conscience. Nous ne sommes pas les victimes du Destin ; il faut au contraire avoir la clairvoyance de prendre en main notre vie. S’interroger sur le statut de l’homme est une nécessité épistémologique : ne pas se contenter de ce que l’on en dit, écarter ce qui n’est pas établi, se défaire de ce que l’on désire, mais simplement rechercher ce qui est réel. Si on recherche ce qui réchauffe le cœur, on recherche dans nos aspirations. C’est dans le réel qu’il faut chercher. D'un autre point de vue, j'ai reçu des messages de personnes qui souffrent d'avoir été fortement endoctrinées, cherchent à se dégager de dilemmes moraux, veulent résoudre des conflits de loyauté, ou sont immergées dans une situation douloureuse provoquée par la foi de leur entourage. Ces êtres en souffrance me disent que la lecture de mes textes leur fait beaucoup de bien. Puisque mes réflexions répondent à un besoin, il valait la peine que je les diffuse. J’ai commencé à cogiter en 1964 et les dernière corrections ont été apportées en 2025. Une si longue gestation montre que la blessure de l’endoctrinement subi a laissé des séquelles durables. Pour me dégager de cette mainmise, j’ai dû déployer beaucoup d’énergie. Il m’a fallu prendre progressivement conscience que la religion chrétienne est aberrante et reconstruire une vision cohérente du monde à l’écart des religions. Ce livre témoigne de la démarche qui m’a permis de m’extraire du carcan religieux qu’on a voulu m’imposer. Alors que beaucoup de croyants sont prêts à rédiger un essai intitulé « Ce que je crois », mes propos pourraient porter le sous-titre « Ce que je refuse de croire ». Comme indiqué dans ma déclaration d'impôts, je n'ai « aucune religion ». |
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