Critique du néo-thomismeExtrait du livre : Marcel Délèze
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Ce texte a été placé en annexe parce qu’il contient des références à la physique. Le XIXe siècle a été le siècle de la science triomphante. Il était alors courant de penser que la science était parvenue à son aboutissement et que tout le réel était scientifiquement explicable. Il restait bien quelques lacunes, mais elles seraient comblées avec le temps. Il s'est avéré par la suite qu'il ne s'agissait pas de simples lacunes, mais de difficultés tellement sérieuses qu'il fallut reconstruire toute la physique. Ainsi sont nées, au XXe siècle, la physique relativiste et la physique quantique. À cette occasion, les concepts les plus fondamentaux ont été remis en cause. On peut parler d'une véritable révolution intellectuelle qui nous oblige à sortir des manières traditionnelles de penser. Tout système philosophique qui ne tiendrait pas compte de ces bouleversements serait disqualifié. Pour apprécier les propos qui suivent, rappelons que, en matière philosophique, le catholique est « libre », mais seulement dans la mesure où il se rattache au néo-thomisme tel que dicté par le Vatican. Sur la distinction entre pensée profonde et pensée élevéePar étymologie, les pensées profondes et les pensées élevées sont antagonistes : Les pensées profondes sont proches des fondements et, à ce titre, ne dépendent que de peu d'hypothèses. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’œuvre philosophique de Karl Popper. Par contre, les pensées élevées sont perchées au-dessus d'une vaste construction culturelle qui s'appuie sur une liste gigantesque d'hypothèses telles que la croyance en Dieu, la foi aux dogmes de l'Église catholique, la confiance en l'autorité du pape, etc. Une belle illustration en est donnée par la philosophie thomiste associée au catholicisme. Il est évident que plus les hypothèses sont nombreuses et l'édifice élevé, plus la pensée est contestable et fragile. Sur l'insuffisance du sens commun et de l'évidenceLa manière de concevoir le temps, l'espace et la matière - dans le sens ordinaire ou classique - est bien adaptée au monde macroscopique dans lequel l'homme évolue. Par contre, elle se révèle inadéquate pour le physicien qui chasse les galaxies lointaines ou les particules élémentaires. Quoique les mathématiques de la mécanique quantique permettent de décrire très précisément le monde réel à l'échelle subatomique, il est impossible de se représenter intuitivement les phénomènes, car les concepts macroscopiques usuels (tels que « particule », « onde », etc) sont inappropriés. Le fonctionnement de l'univers échappe à la compréhension spontanée. Le monde est trop différent de nos perceptions pour être directement appréhendé par l'intuition. Beaucoup de lois de la physique sont fort éloignées du sens commun. Peu de gens comprennent la théorie de la relativité et la mécanique quantique. Les lois de la nature sont loin d'être évidentes. Une véritable objectivité n'est pas possible. Dans toute expérience, le fait que l'observateur soit un être humain joue un rôle irréductible. On surmonte cette difficulté par la notion d’inter-subjectivité. Le physicien peut s'appuyer sur l'expérience. Comment le néo-thomisme se prémunit-il contre les insuffisances du sens commun, de l'intuition et de l'évidence ? Sur le caractère hypothétique de la connaissanceToute théorie ou modèle scientifique est basé sur le choix de concepts et d'axiomes, ce qui comporte inévitablement une part d'arbitraire. La validité des lois n'est établie qu'à posteriori par un processus qui en contrôle les conséquences. En physique, le contrôle est exercé par la critique, l'observation et l'expérimentation. Autrement dit, on ne sait pas si les théories en usage sont vraiment correctes, mais on dispose de critères pour rejeter les fausses. Le physicien sait que les lois fondamentales de la physique sont des hypothèses qui n'ont pas été démenties jusqu'ici. On exprime cela en disant que la physique utilise des modèles révocables. Des observations répétées ne permettent pas de prouver une loi, mais seulement de conforter un modèle existant ou, plus rarement, de formuler un nouveau modèle. La vérité scientifique est relative : la pertinence d'un modèle a un caractère provisoire : il n'est valide que pour autant qu'aucune observation ne vienne le contredire. On dit que la science obéit au principe de révision. L'induction ne peut jamais apporter la preuve définitive qu'une théorie physique soit valide. Il n'existe aucune théorie certaine, mais seulement des théories hypothétiques mais éprouvées, et des théories fausses. A contrario, le néo-thomisme n'admet pas l'impossibilité de démontrer les premiers axiomes d'une théorie. Il refuse aussi le caractère hypothétique ou révisable de ses spéculations. Il se présente d'emblée comme une théorie miraculeuse qui expose la vérité absolue, immuable et définitive. Sa faculté d'interprétation est telle qu'aucun fait ni évènement ne pourrait de l'invalider. Le néo-thomiste n'éprouve-t-il aucun malaise de prétendre à ce singulier privilège ? Sur l'existence d'un principe de causalitéLa physique quantique a renoncé au principe de causalité classique. Dans une théorie probabiliste, donc non déterministe, le mot « cause » prend une signification radicalement différente de la définition usuelle. Il existe des phénomènes qui n'ont pas de cause, par exemple, la désintégration d'un noyau d'un isotope radio-actif. En effet, l’instabilité est un état, pas une cause. Les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, car l'état d'une particule quantique s'exprime par des probabilités. Les expériences d’Alain Aspect ont même établi qu'il s'agit d'un vrai hasard, c'est-à-dire qui n'est pas produit par un déterminisme caché. Contrairement à l’affirmation d’Einstein « Dieu ne joue pas aux dés », nous savons aujourd'hui que l'évolution du réel n'est pas prédéterminée : l'avenir n'est ni contenu dans le présent, ni écrit à l'avance. Un vrai hasard est à l’œuvre dans la nature. On peut penser que le principe général de causalité largement utilisé dans le thomisme, par exemple dans les preuves de l’existence de Dieu, est sujet à de graves failles. Sur l'universalité d'un principe de causalitéLe physicien sait que chaque théorie définit sa propre notion de causalité. Aristote prétendait que la vitesse d'un corps était causée par une force, ce que Newton a corrigé en liant la force à l'accélération. Ainsi, en physique classique, la vitesse n'a pas de cause. En effet, on ne peut pas faire de distinction entre l'état de repos et un mouvement rectiligne uniforme. Ce sont les variations de vitesse que l’on explique en liant l’accélération à la résultante des forces. Les notions de causalité dans les différentes théories physiques – relativité, mécanique quantique - sont incompatibles entre elles. Il n'existe pas une définition précise de la causalité valable pour toute la physique. La description de la causalité est un horizon vers lequel on tend (théorie de la grande unification), mais qui reste encore largement inconnu. Cerner la causalité est un projet, un objectif. Plus généralement, il n’est pas possible de mettre en place une théorie explicative unifiée et globale du tout, car la physique n’est pas (encore ?) capable de le faire. Dès lors, dans le thomisme, comment le principe général de causalité pourrait-il être universel sans être extrêmement flou, mal défini, voire utopique ? Sur la nature d'un principe de causalitéLes sciences se refusent à utiliser des causes finales. Dans l'enseignement pré-universitaire, celui qui insiste sur les causes finales fait obstacle à la compréhension des sciences naturelles. Les concepts de l'Antiquité ont un intérêt historique, mais il est préférable que les étudiants aient à l’esprit les points de vue du XXIe siècle. Sur le démenti qu'apportent les sciences de la nature à la philosophie d'AristoteLa philosophie d'Aristote soutient le fixisme (les espèces végétales et animales sont restées inchangées depuis la nuit des temps) et l'essentialisme (chaque espèce végétale ou animale est caractérisée par une essence qui la définit). Ces conceptions ont été invalidées par la théorie de l'évolution de Darwin. Les variations au sein d'une même espèce ne sont pas des anomalies, mais la règle. Ces variations, au fondement du fonctionnement de la vie, sont le moteur de l'évolution. Il n'existe aucune forme pure, car la nature ne cherche pas à reproduire des modèles ou des patrons à l'identique. Au lycée, il est dangereux de développer la pensée d'Aristote avec insistance sans lui adjoindre les mises en garde nécessaires. Sur la frontière entre philosophie et sciencesLes sciences de la nature prennent un certain risque en avançant des affirmations qui pourraient être démenties par les faits. Un seul fait expérimental suffit à réfuter une théorie. Une théorie est scientifique parce qu'elle affirme l'impossibilité de certains événements. Par exemple, selon Aristote, l'univers est clos et plein, donc le vide n'existe pas. Si un lieu paraît vide, c'est qu'il est plein d'air. Il serait inconcevable qu'un endroit échappât au Créateur. Torricelli fut le premier, vers 1640, à mettre le vide en évidence au moyen d'un baromètre. La théorie physique d'Aristote fut progressivement rangée aux archives. Remarquons au passage que le raisonnement ainsi contredit est de nature théologique, ce qui n'apporte aucun crédit à ce type d'argumentation. Seul un théologien peut croire que la théologie est la reine des sciences. Contrairement aux théories scientifiques, les constructions philosophico-religieuses sont fondées sur des choix dont les conséquences ne peuvent pas être démenties par des observations. Elles sont donc irréfutables. Elles se positionnent ainsi, selon Karl Popper, dans le domaine de la doctrine, de l'idéologie. Pour faire apparaître la part d'arbitraire de leur contenu, il suffit de les comparer à des théories concurrentes. Il ne manque pas d’autres philosophies inspirées par les diverses religions. Finalement, le thomisme est vrai parce que l’autorité romaine l’a décrété. Alors que l’argument d’autorité joue un rôle négligeable dans les sciences, il joue un rôle fondamental en philosophie. Sur les deux culturesNotre société est le lieu de rencontre de deux cultures : la première, dont le noyau est littéraire, prend ses racines dans l'Antiquité grecque ; la deuxième, dont le noyau est scientifique, ne s'est vraiment développée qu'à partir de XVIIe siècle après s'être séparée de la philosophie. Il faut y voir une véritable révolution par laquelle la culture est passée de la royauté de la théologie à la démocratie des arts et des sciences. Dans chacun de ces deux mondes, les connaissances d'arrière-plan, les concepts servant de référence au discours, le jeu des évocations et des analogies, tout est différent. Est artistique ce qui résiste à l'oubli ; est scientifique ce qui résiste à la critique. L'artiste qui se dit intuitif a une propension à imaginer des relations et se fait rapidement une opinion, sans avoir l'exigence d'établir si ces relations sont vraiment réelles. Il y a un plus gros écart culturel entre un écrivain et un physicien qu'entre un écrivain francophone et un écrivain anglophone. De part et d'autre du fossé d'incompréhension, les attitudes intellectuelles sont antinomiques : dans le premier, le respect, l'admiration, voire la dévotion au patrimoine culturel et la sacralisation de la tradition ; dans le deuxième, la mise à l'épreuve du capital transmis. La distance entre ces deux postures culturelles est source d’incompréhension et rend le dialogue difficile. Chez beaucoup d'individus, les deux cultures sont rangées dans des tiroirs distincts et étanches débouchant sur une sorte de dédoublement de la personnalité : d'un côté l'homme respectueux d'une culture traditionnelle avec sa part religieuse qui impose à la nature un arrogant monologue, de l'autre l'homme rationnel soumettant avec modestie ses théories scientifiques à l'épreuve de l'observation et de l'expérimentation. Mais ce n'est pas la raison qui gouverne l'être humain. Pour être crédible, une philosophie qui a la prétention d’être globale ne peut pas relever exclusivement d'une seule des deux cultures. Une nouvelle vision du monde reste à construire. Elle sera certainement plus modeste et moins prétentieuse que le néo-thomisme. Pas de philosophie crédible sans indépendanceUne université d'État se doit d'être laïque, car un milieu partisan biaise les connaissances. À Fribourg, la faculté de théologie catholique n'est pas sans influence. Les philosophes qui se mettent au service d'une idéologie religieuse sont semblables à des architectes qui, ignorant les rapports négatifs des géologues, dressent les plans du dix-septième étage d'un immeuble impossible à réaliser. Dans une université officiellement catholique et héritière du Kulturkampf, leur situation bride leur indépendance d'esprit et les discrédite en les profilant comme propagandistes. Les retombées sur l'enseignement de la philosophie au degré secondaire II sont patentes : même présentées d'une manière moins dogmatique qu'autrefois, les manières de voir, de penser et de juger ont été instituées en chasses gardées catholiques, malgré le contexte de l'enseignement public. Alors que la philosophie doit être l'éveil à la raison et à l'esprit critique, trop d’enseignants se sont mués en idéologues officiels. Selon Karl Popper, le philosophe ne peut pas être celui qui cherche la vérité, mais celui qui débusque l'erreur. Seule peut avoir une portée universelle une philosophie minimale, c'est-à-dire qui se limite à un petit nombre de décisions primordiales et en tire les conséquences. Une des conditions qui a permis le développement des sciences est le renoncement complet à faire appel à des esprits, des forces occultes ou un démiurge écrivain. Vraisemblablement, il devrait être de même pour la philosophie. Pour renforcer sa crédibilité, elle devrait renoncer à l'art de justifier, par une rhétorique prétentieuse, des dogmes religieux arbitraires. La théologie, qui a renoncé à régner sur les sciences, doit aussi abandonner ses prétentions sur la philosophie, ainsi qu'à une manière tendancieuse d'interpréter l'histoire. Une faculté de théologie, caractérisée par un engagement confessionnel et asservie à une autorité doctrinale, n'est pas à sa place dans une université d'État. La liberté académique s'abreuve à d'autres sources. Pour toute personne soucieuse d'asseoir les connaissances sur des fondements solides et sérieux, la Faculté de théologie apparaît aussi crédible que le serait une invraisemblable Faculté d'astrologie. Le rôle de l'État doit être infléchi. En remplacement de la Faculté de théologie doit être mis en place un Département de Sciences religieuses, libéré de toute affiliation confessionnelle, c'est-à-dire complètement laïque. |
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