Deuxième objection au Pari de Pascal

De la probabilité qu'une religion donnée soit vraie

par Marcel Délèze

Si Dieu est, qui est ?

De deux choses l'une : «Dieu est, ou il n'est pas.» Voilà une manière peu pertinente, voire fumeuse, d'aborder la question de l'existence de Dieu. Elle ne peut être réduite à une alternative que si l'on précise de quel Dieu on veut parler. Entre «une Force créatrice», le panthéisme et le «Dieu des chrétiens», une infinité de divinités distinctes peuvent être envisagées. Cependant, pour que le Pari ait un sens, il est nécessaire d'admettre qu'il est assez probable que l'âme soit immortelle, que l'on puisse influencer dès maintenant notre avenir dans l'au-delà et qu'il existe des divinités qui nous observent, nous jugent 1, nous récompensent ou nous punissent, que des rituels puissent susciter des faveurs divines. Il s'agit là, grosso modo, de ce que Pascal appelle le dieu des philosophes. Ces hypothèses implicites, qui paraissaient faibles à l'époque, sont aujourd'hui perçues comme assez éloignées de l'évidence. Afin de boucler le raisonnement et parvenir au Dieu des chrétiens, Pascal consacre ensuite près de la moitié des Pensées à l'apologie du christianisme afin de construire une fragile passerelle entre le dieu des philosophes et le Dieu des catholiques. Il s’agit de surmonter un nouvel écueil : plus la liste des dogmes est longue – et le catholicisme n’en est pas avare - plus la probabilité d’être dans l’erreur est grande.

Dans l'exploitation du Pari à des fins de propagande, la démarche est souvent simplifiée. Puisque croire en Dieu ne suffit pas à gagner le paradis, le véritable enjeu est la foi qui sauve, donc le catholicisme. Sous un déguisement, la question posée est en fait «Adhérez-vous à la vraie foi ?».

1  Cette tendance psychique est vraisemblablement fondée sur notre aptitude à nous observer et à nous juger nous-mêmes, ce qui peut nous donner l'impression d'être observés et jugés.

2  L'usage de la forme écrite est un avantage par rapport aux cultes qui se transmettent par tradition orale. La Torah - donc l'Ancien Testament - est un syncrétisme : les mythes de la création et du déluge ont été empruntés aux Babyloniens ; les anges, les archanges, l'Apocalypse et le Jugement dernier proviennent du zoroastrisme ; l'immortalité de l'âme provient de l'Égypte antique ; la résurrection du corps apparaît dans la version grecque du Livre de Job. Le recours à des «interventions divines» est purement mythique.

3  www.deleze.name/marcel/philo/theologie/theologie.html

Les monothéismes

Pascal suggère que la probabilité de l'existence de Dieu est de ½. Cette évaluation, concédée aux personnes qui auraient des doutes, est contestable. Alors qu'on peut répondre à la question de l'existence divine par un seul mot, il faut une bibliothèque entière pour décrire chaque monothéisme qui consiste en une multitude d'assertions dont la véracité suscite autant d'interrogations.

Le christianisme n'est que le quatrième monothéisme, après

  • le culte d'Aton du pharaon Akhenaton,
  • le zoroastrisme, prêché par Zarathoustra, dont le dieu créateur se nomme Ahura Mazda,
  • et le judaïsme dont le dieu, appelé Yahvé, se serait révélé à Moïse 2.

Il n'est pas le dernier puisque le cinquième est l'islam dont le dieu est appelé Allah. Pourquoi le quatrième serait-il plus vrai que le premier ou le cinquième ? En faisant de Dieu le créateur du Mal, les monothéismes sont entachés de contradictions internes qui les discréditent et les rendent improbables ; voir Dieu est-il bon ou paradoxal ? 3

Ce n'est pas Dieu qui a créé le monde en sept jours, mais ce sont les hommes qui ont créé cinq fois un Dieu unique, mais tous différents ! Le christianisme se décline en de nombreuses religions distinctes : catholicisme, orthodoxie, anglicanisme, ainsi qu'une multitude de courants protestants et de sectes diverses, ce qui laisse beaucoup plus de place à l'erreur qu'à la vérité.

Puisque, à l'échelle mondiale, chaque religion est nettement minoritaire, l'immense majorité des croyants est nécessairement dans l'erreur. Mais, naturellement, ce sont les autres croyances qui font fausse route. Toutes les autres religions ont été créées par les hommes, mais la nôtre est exceptionnelle, car elle a été créée par Dieu en personne. Englué dans un réseau de conditionnement culturel, le croyant se laisse porter par le conformisme religieux. Le port de lunettes doctrinales rétrécit fortement son champ de vision.

La foi en la vérité absolue 4 est l'expression d'une prétention démesurée. La démarche de Pascal est typique des philosophes qui ramènent tout à certaines particularités de la culture dans laquelle ils sont immergés. Une forme répandue d'ethnocentrisme consiste à faire tourner le monde entier autour de sa religion, à la manière dont Ptolémée faisait tourner le soleil et les sphères célestes autour de la terre. Pour gagner en objectivité, il faut prendre du recul.

4  Voir le document La vérité absolue et immuable présente le défaut rédhibitoire d'être multiple, avec une note sur le thomisme.

5  L'unicité de Dieu n'empêche pas de meubler le Ciel de tout un bestiaire surnaturel qui peut rivaliser avec les religions polythéistes ; outre la Trinité, on peut y voir anges, anges gardiens, archanges, Séraphins, Chérubins, Trônes, Satan, diables, incubes, succubes ; leur diversité est encore multipliée par le fait que chacun d'entre eux peut prendre diverses apparences telles que serpents, boucs, etc.

6  La Perfection a le défaut d'être multiple.

7  Méthodologiquement, nous aurions dû commencer par «La question de l'existence de Dieu est-elle pertinente ?», puis constater qu'y répondre négativement est possible.

La mondialisation en cours affecte aussi les conceptions culturelles. A terme, une perception plus relative des religions devra nécessairement s'imposer. On peut ainsi se demander pourquoi la majorité des dieux sont sexistes. Je ne vois qu'une seule explication : les religions ont été créées par des êtres humains de sexe masculin.

Le nombre de religions est illimité

L'imagination humaine a rempli le ciel de divinités les plus diverses. Chaque culture particulière honore les siennes et honnit les autres. Dieu est-il unique 5 ou multiple, personnel ou impersonnel, immuable ou en évolution, soucieux de l'homme ou indifférent, tout puissant ou limité, distinct de l'univers ou confondu avec lui ?

Après la mort, vivra-t-on éternellement, temporairement, cycliquement dans des réincarnations, ou disparaîtrons-nous ? Vivrons-nous au Royaume des Morts, au Royaume des Ancêtres, au Royaume des Enfers, au Royaumes des dieux, au Royaume de Dieu, ou existe-t-il d'autres issues encore, par exemple une Démocratie paradisiaque, une Cité parfaite 6 ? Conserverons-nous un corps, une sensibilité, une affectivité, une individualité, une conscience, une liberté ? Peut-on depuis la terre agir sur notre sort dans l'au-delà ? Par quels rites, par quelles pratiques ? Par exemple, dans le bouddhisme, il n'y a ni Dieu, ni dieu, ni dieux : l'interrogation de Pascal est sans rapport avec la signification ultime de l'existence qui est la gestion de la souffrance et du mal 7.

Combien existe-t-il de religions distinctes et incompatibles entre elles ? En prenant en compte les religions passées, actuelles et futures, elles sont innombrables. Comme les civilisations, les religions aussi sont mortelles 8. Le premier monothéisme, le culte d'Aton du pharaon Akhenaton, a été éphémère. Le deuxième, le zoroastrisme, après s'être développé en Perse antique, s'est considérablement affaibli. La troisième, le judaïsme, s'est divisée en factions fratricides où figurent les différentes formes de christianisme et d'islam.

Au regard de l'être humain (homo sapiens) qui existe depuis 300'000 ans, les religions actuelles sont extrêmement jeunes (le christianisme n'a que 2'000 ans). Le taux de renouvellement des religions est suffisamment élevé pour faire douter que l'une d'entre elles soit immortelle. Un changement radical de système économique bouleverse le système des valeurs. Au néolithique, la pratique de l'agriculture a bouleversé les pratiques religieuses afin de mettre le Ciel en accord avec le nouveau mode de vie. Aujourd'hui, il se pourrait que le développement des sciences et des techniques constitue une révolution telle qu'elle pourrait durablement transformer cultures, civilisations et religions.

A ceux qui prétendent que les religions sont en nombre limité, je les mets au défi d'en dresser une liste exhaustive : d'une part, les croyances des époques paléolithiques et néolithiques n'ont pas pu être reconstituées; d'autre part, de nouveaux courants religieux 9 apparaissent sans cesse. De plus, beaucoup de personnes prennent leurs distances avec la doctrine qui leur a été enseignée 10, de sorte que le système de croyances auquel elles adhèrent leur est personnel.

8  Variation sur une idée de Paul Valéry.

9  Par exemple, cette «religion ultime» apparue en 2013 : Les Adeptes de Terminus

10  Attention : refuser de croire à un seul élément constitutif d'une religion, c'est déclarer que celle-ci n'est pas «la vraie» ; c'est aussi se rattacher à une «religion» différente.

11  C'est-à-dire dépourvu de majorant.

Enfin, pourquoi l'explication ultime ne se cacherait-elle pas parmi les éventualités que les humains ne peuvent même pas envisager ? Comment prendre en considération les religions des civilisations extra-terrestres ? Leur nombre est-il nul, fini ou infini ? Rien n'assure que la liste, même ainsi rallongée, contienne la vraie foi. L'homme a beaucoup de mal à accepter son ignorance. Le nombre de religions est potentiellement infini 11.

De la probabilité qu'une religion donnée soit vraie

La probabilité dont il est ici question se laisse décomposer en plusieurs probabilités conditionnelles dont voici une esquisse :

A1 = événement «Notre âme est immortelle» ;

p(A1) = probabilité que notre âme soit immortelle.

A2 = événement «Dieu existe en tant qu'être personnel doué d'intelligence, de conscience, de liberté et de puissance» ;

p(A2 | A1) = probabilité que Dieu existe, sachant que notre âme est immortelle.

A3 = événement «Notre comportement moral a une influence sur notre avenir dans l'au-delà, et Dieu nous juge, nous récompense ou nous punit» ;

p(A3 | A1 et A2) = probabilité que notre comportement moral ait une influence sur notre avenir dans l'au-delà, et que Dieu nous juge, nous récompense ou nous punisse, sachant que notre âme est immortelle et que Dieu existe.

A4 = événement «Le vrai Dieu est celui de la Bible et la foi qui sauve est le catholicisme» ;

p(A4 | A1 et A2 et A3) = probabilité que le vrai Dieu soit celui de la Bible et que la foi qui sauve soit le catholicisme, sachant que notre âme est immortelle, que Dieu existe, que notre comportement moral a une influence sur notre avenir dans l'au-delà et que Dieu nous juge, nous récompense ou nous punit.

La probabilité dont il est question dans cet article est le produit de ces probabilités conditionnelles

p = p(A1)·p(A2 | A1)·p(A3 | A1 et A2)·p(A4 | A1 et A2 et A3)

Il est nécessaire que chacun des quatre facteurs soit non nul pour que le produit soit non nul. Ainsi, l'existence de Dieu ne suffit pas à fonder l'argument du Pari.

Compte tenu que

  • l'enfer éternel est une peine disproportionnée, donc injuste ;
  • une mère aimante ne s'adonne pas à un chantage cruel, et il est invraisemblable que Dieu se comporte moins bien qu'elle ;
  • aucune mère ne jetterait certains de ses enfants en enfer,

la probabilité que Dieu nous récompense ou nous punisse est nulle :

p(A3 | A1 et A2) = 0

Comme développé plus haut, le nombre de religions étant potentiellement infini, la probabilité que la Bible soit vraie est nulle :

p(A4 | A1 et A2 et A3) = 0

De plus, les contradictions que contient la Bible renforcent le résultat :

  • [Matthieu 13 41-42] «Le Fils de l'homme enverra ses anges, qui ramasseront de son Royaume tous les scandales et tous les fauteurs d'iniquité, et les jetteront dans la fournaise ardente: là seront les pleurs et les grincements de dents.»
  • [Matthieu 5 44] «Eh bien ! moi je vous dis: Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs».

Le précepte «Fais ce que je dis, mais pas ce que je fais» n'est guère convaincant.

La probabilité qu'une religion donnée soit vraie est nulle

Le relativisme religieux est soutenu par les dieux eux-mêmes qui se sont évertués à accomplir des «miracles» dans toutes les communautés religieuses, si diverses soient-elles. En choisissant une doctrine au hasard, par exemple celle de la famille où la nature nous a fait naître, la probabilité qu'elle soit vraie est donc nulle. Prétendre qu' «une religion donnée a une probabilité positive d'être vraie» est un acte de foi qui ne découle pas de la raison.

Le Pari de Pascal

Si, comme nous l'avons établi, la probabilité d'obtenir un gain infini est nulle, l'espérance de gain est indéterminée, et l'argumentation du Pari est ruinée.

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